Neige d'avril, extrait tiré du recueil "Vert comme l'hiver ", par Bernard Germain

Téo tournait et retournait dans son lit. Une sensation étrange et désagréable qui croissait par degré le dérangeait dans son sommeil. Il lutta un moment - qui lui sembla une éternité - pour tenter de lui échapper et replonger dans une inconscience plus sereine, mais il n’y parvint pas. Il se réveilla comme au sortir d’un mauvais rêve, agacé.
Les yeux encore clos, il eut de suite conscience que cette sensation qui était allée le chercher au fin fond de sa nuit, loin de s’être évaporée, était toujours bien présente. Il se sentait bizarre. Contrairement à son habitude de célibataire qui le faisait se réveiller tous les matins les bras en croix en travers de son lit, il était recroquevillé sur lui-même. « Peut-être suis-je malade ? » pensa t-il. Un flash lui remit en mémoire un résumé rapide des événements de la veille au soir où l’alcool avait coulé en torrent. Sans doute étaient-ce les séquelles qui s’invitaient à son lever en lui offrant, comme c’est la tradition, un mal de tête carabiné.
Très vite il comprit qu’il y avait autre chose. Bien sûr, son crâne était pris entre les mâchoires d’un étau, mais il n’était pas malade. Il avait… « comment était-ce possible ? » se dit-il, en même temps que la révélation de cette évidence finisse de raviver son esprit – il avait… froid !
Cette pensée le réveilla tout à fait. « J’ai froid, en plein mois d’avril ! » Il interrogea du regard le synthétiseur holographique de son chevet. L’image se forma immédiatement en trois dimensions. Parmi la somme d’informations qui flottaient dans l’espace de sa chambre, il repéra celle de la température extérieure. Il l’a lut, se frotta les yeux, l’a relut. Le chiffre était toujours le même, un chiffre ridicule, un chiffre qui l’aurait fait rire s’il n’avait eu si froid (il commençait vraiment à grelotter) et si tous les tam-tams africains qui sévissaient à l’intérieur de son crâne avaient cessé, un chiffre rond qui n’exprimait rien d’autre que sa propre nullité : Zéro ! « C’est ça et pourquoi pas de la neige ? grommela t-il, saloperie de synthé !» Il allait mentalement lancer son anathème préféré sur ces nouveaux gadgets désormais omnipotents dont la déplorable qualité faisait le bonheur des sociétés de services de dépannage à domicile, quand il stoppa net.
La hauteur de température annoncée était fantaisiste, c’était évident, même si la sensation de froid qu’il ressentait était bien réelle. Mais une autre curiosité venait à présent de frapper son esprit. Le silence. Il jeta un œil mauvais sur le synthé qui, ayant détecté automatiquement que l’attention de Téo s’était détournée, affichait en guise de veille, une image en relief de la leçon de séduction numéro 2352 d’Aubade. Une voluptueuse poitrine galbée par un soutien-gorge en kevlar antigravitationnel translucide prenait tout le volume de la chambre. Le synthé fit disparaître le modèle « big brothers » en un milliardième de seconde et réafficha les informations courantes. Il était 7h40.
En dehors de ses immersions hebdomadaires dans son caisson étanche au Deep’n’Sleep, son club de remembrement moral, un tel silence était totalement inhabituel, surtout à cette heure là. Un léger frisson d’angoisse se rajouta à la horde de ceux qui parcouraient déjà son échine. Il commanda mentalement l’ouverture des volets électrostatiques.
Il ne comprit pas tout de suite le spectacle qui s’offrait à lui. Il resta un moment figé, les yeux ronds et la bouche ouverte. Son décor habituel avait totalement changé, un peu comme si pendant la nuit, sa chambre s’était déplacée sur une planète inconnue. Sa fenêtre ouvrait normalement sur un jardin très joliment entretenu et éternellement vert. Mais ce matin, à la place des gazons clairs, des haies de lauriers, des bosquets d’aubépines, des fontaines gazouillantes, des chemins de graviers blancs qui s’enroulaient autour des îlots de verdure, il n’y avait plus qu’un grand désert blanc.
Téo fut contraint de prolonger sa prostration encore quelques longues secondes. Son cerveau avait du mal à admettre la réalité que lui ramenait ses yeux écarquillés.
Il était 7h41 ce matin du 24 avril 2053 et il avait neigé.

Trente centimètres de neige à vue de nez. C’était tout à la fois totalement incroyable et indéniablement réel. A vingt-sept ans, c’était la première fois qu’il était donné à Téo de se trouver face à face avec la réalité d’un tel paysage. La neige était pour lui un phénomène qui appartenait à un passé révolu que seules les banques d’images et les bibliothèques virtuelles préservaient de l’oubli. De la neige, il n’y en avait plus que sur ce qui restait des pôles, et encore, elle avait une couleur grisâtre et peu ragoûtante. Partout dans le monde, il y avait des lustres que les derniers glaciers avaient fait long feu. Les saisons elles aussi avaient fondu au fils des ans. Sur le continent européen, les écoliers qui apprenaient le cycle des saisons avaient la tâche plus facile que leurs prédécesseurs du début du siècle. Deux périodes définissaient le climat de tout l’hémisphère nord. La saison chaude qui débutait un peu avant le 15 mars et la saison des pluies et des tempêtes, plus courte, qui démarrait à peu près à la mi-novembre. La température ne descendait jamais au-dessous de 18 degrés Celsius, même au plus profond de la pire nuit de toute la saison des pluies. La norme pour un mois d’avril à cette heure matinale se situait plutôt autour de 27 degrés. Alors zéro degré un 24 avril avec de la neige…
Le soleil se hissa au-dessus des sommets et prit possession du ciel. Les rayons obliques vinrent lécher la neige blanche et froide qui sembla s’éveiller sous la caresse de lumière ambrée. Le tableau surréaliste d’un hiver d’antan s’anima de toutes parts. Des myriades d’éclats se mirent à scintiller en alternance, comme si chaque rayon, au contact de cette surface froide, se brisait puis se répandait en un nuage de poussières étincelantes. C’était d’une beauté inouïe, d’une féerie inimaginable. Téo était gelé, il avait un joueur de gong psychopathe sous le crâne, il ne comprenait rien à ce qui se passait mais, ébloui, il souriait comme un enfant devant la crèche cybernétique de l’Eglise Unifiée.
Le silence associé à cette vision miraculeuse lui donna le vertige. « S’éveiller seul au matin d’un nouveau monde et contempler sa virginité cristalline... » Cette pensée entra en collision avec une autre en faisant un bruit de tôle froissée sous sa tempe droite. « Silence ne veut pas dire solitude, pensa t-il, il y a 18 milliards d’êtres humains sur cette planète, ils ne sont pas tous sous la neige. Voyons les infos ! » Le synthé capta sa réflexion et réagit instantanément en effaçant la paire de fesses moulées dans le modèle « Moonlight » et commuta sur les informations locales. Passées quelques secondes, plus aucun doute n’était possible, son ex statut de nouvel Adam n’était déjà plus qu’une fiction qu’il lui faudrait s’empresser de remiser au cimetière de ses utopies perdues.
Comme il était habituel dans le cas d’un événement exceptionnel, les images et les commentaires passaient en boucle. Téo fut très rapidement informé des détails de la situation. D’abord, la température était bien confirmée. Une bonne nouvelle pour ses finances, son synthé avait mesuré juste et n’allait donc pas lui coûter les 15 eurodols réglementaire pour sa révision. Ensuite, il y avait une trentaine de centimètres de neige, trente deux exactement.

Mais comme tous ses congénères très familiarisés avec les codes des media télévisuels, Téo avait vite compris au ton employé par les différents commentateurs qu’il y avait autre chose, quelque chose de plus étrange que cette inexplicable fantaisie de la nature.
Téo avait senti juste. Un communiqué spécial du Secrétariat d’Etat à la Canicule était annoncé. Un générique bref sur une musique de rap militaire interrompit toutes les transmissions. Le buste du porte-parole du gouvernement attaché aux affaires climatiques se forma en trois dimensions. Son visage était grave. Téo remarqua qu’il transpirait abondamment. Il comprit avant de l’entendre que le phénomène était localisé. Dans la capitale, la température semblait normale. Il était même probable que, comme il était d’usage aux premières grandes chaleurs d’avril, le syndicat des préposés aux climatiseurs du Ministère s’étaient mis en grève. Tout en écoutant l’orateur faire les sempiternels préambules protocolaires (interrompu seulement par un unique petit spot publicitaire pour un sorbet glacé) Téo prit un comprimé dans sa table de chevet et le laissa fondre sous sa langue. Rapidement, il se sentit libéré du rail de chemin de fer qui reliait ses deux oreilles. Pour la deuxième fois de sa courte journée, il afficha un sourire béat.

Téo s’était habillé prestement en superposant toutes les chemises hawaïennes propres dont il disposait pour tenter de se prémunir du froid et enfila par-dessus la veste la plus couvrante de sa garde-robe. Lorsqu’il sortit du hall de l’immeuble, l’air glacé lui sauta au visage comme un jeune chien ivre de joie vient fêter son maître. Tout était enseveli et noyé sous la masse blanche. L’espoir de prendre un véhicule et tenter une sortie du parking était vain. Il fit quelques pas et pénétra dans le sol mou et glacé. La neige crissait sous ses pieds, sa progression était lente et difficile. Après seulement une trentaine de mètres il s’arrêta essoufflé et haletant. Le froid lui mordait les joues et lui gelait les pieds. En jetant un coup d’œil à la façade, il vit que tout le petit peuple de sa résidence était aux fenêtres et l’observait. Il devinait les regards à la fois interrogateurs et réprobateurs de ses voisins. Eux aussi avaient dû écouter le message télédiffusé. Les consignes étaient strictes, personne ne devait sortir de son habitation, sous aucun prétexte. La posture sécuritaire qui s’était érigée en culture d’Etat au cours des cinquante dernières années avait fini par lisser les esprits les plus rebelles. La discipline et l’ordre étaient désormais la norme que rien ni personne ne venait plus transgresser. Il aperçut Mathilda, sa petite voisine du premier, qui lui faisait des grands gestes. Elle devait être doublement affolée de le voir risquer sa vie au milieu de ce désert glacé et d’enfreindre les consignes délivrées par les autorités. Téo lui fit un signe de la main et repris sa progression en laissant derrière lui une trace profonde.
Il travaillait à quelques centaines de mètres seulement de son appartement. C’est à son labo qu’il se rendait avec une hâte empêchée mais déterminée. Rien n’aurait pu le retenir. Il avait l’habitude des décisions rapidement prises et était en permanence habité par la fièvre de la découverte. Ses études de physicien et de chimiste brillamment terminées et couronnées par une place de major de promotion l’avaient naturellement conduit dans le Saint des Saints, le temple technologique de renommée internationale, le phare scientifique de la planète, la méga technopole de Montmeylan. Il occupait depuis trois ans un poste de chercheur dans une des grandes sociétés qui avait son siège dans la désormais célébrissime vallée du Grésivaudan. Extrêmement créatif, il avait été recruté par le département « FreshAir » de Breath Corp, une multinationale spécialisée dans la fabrication de diffuseurs d’air pur et frais. L’objet de ses recherches consistait à étudier les mécanismes complexes qui régissaient les mouvements des masses d’air, de tenter de reproduire à petite échelle les transferts de flux entre les hautes et basses couches de l’atmosphère et enfin, de parvenir à les contrôler. L’application devait en être un nouveau produit composé d’air 100% pur et surtout naturel puisqu’il venait directement des éthers immaculés. Il y avait un marché gigantesque pour ce type de produit. Sous le soleil quasi permanent de la saison chaude, les gens rêvaient de la fraîcheur éternelle des espaces non souillés. La pollution avait gagné la guerre. La température s’était considérablement élevée de manière générale sur toute la planète. Toutes les prévisions du début du siècle sur l’évolution du climat s’étaient avérées justes. La réalité était même bien pire, mais curieusement, si sur le plan écologique la planète était dans un état lamentable, les humains s’étaient relativement bien adaptés à la situation. Reste qu’il faisait chaud, très chaud, même dans les anciens territoires tempérés. L’air frais et pur faisait rêver les gens alors que la fraîcheur fabriquée passait de mode. Les spécialistes du marketing de Breath Corp en avaient conclu qu’un peu d’air garanti « de là-haut » joliment packagé ferait recette. Ils espéraient même une des plus grandes réussites commerciales de tous les temps. Des sommes considérables avaient été investies en grand secret et Téo faisait partie de ce vaste programme dont les développements essentiels avaient lieu sur le site de Montmeylan.
Pas après pas, entre deux souffles qui laissaient s’échapper de sa bouche une écharpe de fumée blanche, il repensait au communiqué du Ministère. Il avait neigé de manière extrêmement localisée – sur une surface de quelques dizaines de kilomètres carrés – mais, en dehors de la surprise et de la soudaineté du phénomène, ce n’est pas ce qui inquiétait les autorités. En 2053 les services d’observation météorologique n’avaient pas énormément progressé dans leur connaissance des mécanismes climatiques localisés.
Peut-être l’excès de prudence qui voulait qu’on alertât systématiquement les populations à chaque probabilité de baisse des températures, avait-il fini par lasser ; plus personne ne se préoccupait de prévisions qui de toute façon prévoyaient « soleil et chaleur » pendant la saison chaude et « orages et vent » pendant celle des pluies.
Si bien que les crédits affectés aux météorologues avaient fondu au fil du temps comme neige au soleil. Ce n’était donc pas tant ce petit épisode neigeux à contre pied de la saison qui créait la tempête sous les crânes énarques, mais plutôt le fait que la zone incriminée soit ronde, parfaitement ronde. Vue d’avion, l’image était saisissante. Un disque blanc, à la circonférence presque parfaite, semblait s’être posé sur le sol.
Mais si Téo traçait son chemin sur cette route déserte c’était à cause d’une autre particularité du phénomène. Les officiels du Ministère étaient formels, le centre géographique de ce disque n’était autre que la technopole de Montmeylan.../...