Le couloir , tiré des "Contes Rapides pour riders pressés", par Bernard Germain

Ca faisait déjà plusieurs rotations de télécabine que Tom avait repéré ce magnifique couloir. Entre deux rangées de dents de roches noires parfaitement rectilignes, se déroulait une langue de neige qui remontait légèrement de gauche et de droite sur la base des rocs acérés comme les canines d'un tigre. L'ensemble figurait la mâchoire inférieure d'un animal inconnu. La pente soutenue et homogène accentuait la convoitise de Tom. Cependant, il lui avait été jusqu'alors impossible d'accéder à l'entrée de cette étrange bouche. Depuis la cabine, il avait une vision très nette de la configuration des lieux. L'entrée du couloir était protégé par un entrelacement serré de barres rocheuses. Ce labyrinthe naturel et hostile rendait hypothétique toute tentative d'intrusion. A plusieurs reprises il avait tenté de trouver le bon chemin dans ce dédale minéral mais, à chaque fois, il avait échoué. Arrivé au sommet, il décida de tenter à nouveau sa chance. Il quitta rapidement la piste et suivi un long dévers dans la direction du couloir. Puis, quand il supposa être à la verticale de son objectif, il commença sa descente avec lenteur. A chaque passage qui s'ouvrait devant lui, il stoppait, réfléchissait un instant, espérant lire sans réelle illusion dans la roche inerte, un indice qui l'aurait mis sur la bonne voie. Après qu'il eut choisi sans conviction plusieurs passages, il s'arrêta de nouveau. Il regarda autour de lui, un peu désabusé. Il pensa que cette fois encore il allait passer à côté, quand, sur sa gauche, au-dessus d'une arête, un léger souffle de vent fit tourbillonner un peu de neige. Il crût en un signe du destin et se dirigea dans cette direction.
Arrivé sur place, il ne put s'empêcher de lâcher un cri de joie. Sous ses spatules le couloir s'offrait à lui. La neige semblait de bonne qualité mais le degré de pente, plus important qu'il ne l'avait imaginé depuis le télécabine, lui commanda la prudence. Il s'élança donc pour un seul virage d'essai et fit mordre immédiatement ses carres dans la neige. Un souffle rapide et léger monta dans l'air entraînant un feu follet de cristaux qui étincelèrent dans la lumière ocre de cette fin d'après midi. La neige était douce, d'une texture admirable. On aurait dit une toile épaisse et tendre dont la surface était étonnement lisse. Il n'y avait aucun danger, le plaisir allait être total.

Tom se lança dans la pente. Il se mit d'abord à enchaîner les virages avec la régularité d'un métronome. Son intention initiale était de ne pas brader son plaisir et de le faire durer le plus possible. Mais la pente et l'exceptionnelle douceur de la neige l'enivrait et lui fit accélérer petit à petit la cadence. A chacun de ses virages, une belle gerbe naissait de l'impact de ses skis et s'en allait s'écarteler comme une vague d'écume sur les roches noires qui bordaient le couloir. Il n'y avait d'abord pas prêté attention, mais au fil de sa descente, le souffle du vent s'amplifiait, émettant une sorte de râle aux ondulations graves dont l'intensité croissait par degrés. Les petites coulées de neige - qui avaient jusqu'alors sagement accompagné sa descente - grossissaient maintenant en torrent et dévalaient la pente à ses côtés. Le vent soulevait un peu de cette poussière froide et la faisait danser dans l'air. Une atmosphère irréelle faite de lumière, de neige et de vent mêlés enveloppait Tom qui disparaissait par moments sous ce voile cotonneux. Perdant un peu de ses repères, il eut même l'impression que le couloir se resserrait en contractions régulières au rythme des trajectoires courbes qu'il imprimait à ses skis. Il était maintenant au centre d'une vibration dont l'écho calquait sa cadence sur celle de son rythme cardiaque. Puis soudain tout s'accéléra, le bleu du ciel se fit plus profond, presque noir, quelques étoiles apparurent, les roches se rapprochèrent jusqu'à le frôler, le vent hurla un long cri qui s'enfuit jusqu'au fond du cosmos, le sol se déroba sous lui, il eut l'impression d'un flot qui le soulevait avec douceur et l'emportait dans sa course. Il tombait maintenant plus qu'il ne skiait. Il était enveloppé d'un nuage de mousse blanche dont le bain euphorisant lui réveillait les sens. Il ferma les yeux et se laissa couler dans cette onde qui faisait vibrer tout son être.

Sur ce qui se passa dans les secondes qui suivirent, Tom ne fut jamais très disert. Parfois, lorsque les vapeurs de l'alcool parvenaient à desserrer l'étau de sa raison, il lui arrivait de lâcher quelques bribes de phrases énigmatiques. Il resta toujours très secret sur cette aventure et il fut impossible à quiconque d'en savoir plus, mais aucun de ses amis ne put jamais oublier la flamme qui toujours s'allumait dans ses yeux à la simple évocation du mot couloir.