Le chemin essentiel, extrait tiré du recueil "Vert comme l'hiver ", par Bernard Germain

J’avais sept ans la dernière fois que j’ai vu mon père. C’est étrange parce que je me souviens assez bien de son visage. Quand je pense à lui, je vois apparaître une sorte d’icône christique aux traits doux et réguliers qu’illumine un regard de feu. Un voile de barbe et des cheveux en bataille, comme des buissons sauvages battus par le vent, finissent de compléter le tableau idyllique de mon souvenir. Il me semble qu’il était assez grand, enfin je crois. Quand on a sept ans, tous les adultes sont des géants inaccessibles. Je vivais seul avec ma mère. Toute mon enfance, je l’ai vécue ainsi, avec ma mère pour unique parent. Je me souviens que, de temps en temps, il apparaissait subitement dans ma vie pour quelques jours, puis disparaissait à nouveau pendant des mois, comme un fantôme de la nuit, infidèle et voyageur. Jamais je n’étais prévenu de son arrivée, pas plus que de son départ. Entre ses visites, ma mère ne me parlait jamais de lui. De l’impression diffuse qui persiste de cette époque, il me reste la sensation de surprise de le découvrir à la maison à mon retour de l’école. Je connaissais parfaitement les liens de filiation qui nous unissaient, j’avais pourtant du mal à le considérer comme un papa. Pour moi, il était plutôt une sorte d’étrange visiteur que j’avais plaisir à observer en silence. D’ailleurs, le regard était la clé de notre relation. Je me souviens parfaitement qu’il appliquait toujours le même rituel chaque fois qu’il faisait irruption dans ma vie. Il s’accroupissait devant moi, plantait ses yeux dans les miens sans dire un mot et me scrutait un moment en silence. Je ne veux pas dire qu’il détaillait des pieds à la tête le garçonnet que j’étais pour voir s’il avait grandi ou comment il devenait un petit homme. Non, il gardait ses yeux plongés dans les miens et il restait ainsi à me décoder du regard, comme s’il avait le pouvoir de lire en moi. Puis, il faisait mine de sourire du coin des lèvres et me passait une main dans les cheveux en se relevant. Cela devait signifier qu’il avait terminé sa « lecture » et qu’il en était satisfait. Parfois, il se fendait d’un « - C’est bien mon garçon ! » qu’il prononçait avec un drôle d’accent.
Il ne m’appelait jamais par mon prénom. Quand il s’adressait à moi, c’était toujours « Garçon ! ». Quand j’y repense, je me dis que ce devait être une expression de sa pudeur. Eternellement absent, sans jamais donner signe de vie entre ses exceptionnelles apparitions, il ne se sentait sans doute pas disposer d’assez d’intimité ni d’assez de légitimité pour m’appeler par mon prénom. C’était sa façon à lui de me saluer, d’entrer en communication avec moi et, nullement gênés ou irrités, ce protocole étrange entre un père et son fils nous convenait à tous les deux. De mon côté, je ne « l’appelais » pas non plus. J’avais assez peu de choses à lui dire et je ne prenais jamais l’initiative de la conversation. Mais je me souviens comme j’aimais sa présence, comme j’étais curieux de ses gestes, de son attitude, de sa posture. Il trimbalait toujours de grands sacs chargés de matériel de montagne. Je ne saurais dire aujourd’hui ce qu’ils contenaient exactement. Il avait l’air d’un voyageur perpétuel, toujours sur le départ. Il n’était pas d’ici, donnait l’impression d’être de nulle part et ça me fascinait. Il était tellement différent des autres pères, ceux de mes copains que je voyais rentrer le soir lorsque je jouais dans la rue. Ceux-là n’avaient pas de grands sacs lourds pleins de bruits étranges, ils sortaient légers et aériens de leur voiture, tout juste un porte-documents ou une veste à la main. En comparaison, le mien était véritablement un martien.


J’avais sept ans, c’était un peu avant les vacances d’été. A la fin de la classe, je traversais la cour au milieu de mes congénères courant à la rencontre du troupeau de parents qui trépignait au soleil, lorsque je l’ai vu. J’ai repéré presque immédiatement sa grande silhouette qui se découpait sur le mur d’enceinte. En dehors du fait qu’il fut mon géniteur, je ne savais rien de lui, de sa vie, de son passé, de ses goûts, de ses habitudes, j’ignorais tout de cet homme mais je l’aurais reconnu instantanément au milieu d’une foule immense. Impossible de dire à quoi cela tenait, mais il semblait toujours à l’extérieur du décor, en dehors de la vie même. Il était une sorte d’élément rajouté à l’existence, une pièce rapportée à la société des hommes, sans lien avec un contexte qui n’était pas le sien mais dans lequel il se mouvait, un passager du temps de mon enfance qui passait au soleil sans traîner d’ombre derrière lui. Dans mes jeux des sept erreurs, il était la huitième, l’introuvable.
J’avais sept ans, je me souviens. Mon cartable qui dodelinait sur mes épaules, la chaleur du soleil sur ma nuque, les cris stridents des enfants, les grands platanes de l’entrée, je me souviens. Je me suis avancé vers lui. Je n’ai pas cherché ma mère, je savais qu’elle n’était pas là. A chacune des apparitions de cet homme elle se faisait invisible, me laissant le plus souvent seul avec lui. Je n’avais pas peur. Au contraire, j’aimais ces moments pour la surprise qu’ils insufflaient à ma vie et pour le plaisir simple et indicible que j’éprouvais à l’ombre de ce géant silencieux.
J’avais sept ans la dernière fois que j’ai vu mon père.

J’ai longtemps porté autour du cou la clé qu’il m’a donnée ce jour là. Comme à l’accoutumée, il avait prononcé très peu de mots. Il m’avait montré cette clé, puis après un silence, il avait dit « - J’aimerais que tu gardes ça pour moi. » C’était une toute petite clé de métal blanc, très légère, très courte, presque fragile, mais comme elle brillait, j’ai pensé qu’elle devait être en argent. Après son départ, je l’ai passée dans la fine chaîne d’or que je portais au cou, au grand dam de ma mère qui levait les yeux au ciel chaque fois qu’elle l’apercevait. L’argent se révéla être du fer blanc et la clé rouilla rapidement en me taguant la base du cou de petites taches brunes. Jamais cependant ma mère ne m’ordonna de l’enlever.
Puis les années ont passé, la chaîne est devenue trop courte, je l’ai enlevée un jour pour ne jamais la remettre. J’ai déposé la clé dans une petite boîte, mis la petite boîte dans un tiroir et la vie a coulé dessus comme un cachet de cire opaque. Pendant de longues années, je pouvais cependant dire précisément où elle se trouvait, je m’interrogeais parfois même encore régulièrement sur la signification de ce prêt, sur la serrure qui attendait cette clé quelque part, et sur ce que cette serrure était censée protéger. Je gardais longtemps en moi le désir d’être capable de la ressortir pour le jour où il reviendrait. Mais il ne revint jamais et le temps use tout, même l’imagination des enfants. Cette clé était si petite, si frêle, si rouillée, que mes rêves de trésor enfoui étaient de moins en moins crédibles à l’adolescent que la vie m’imposait déjà de devenir. Alors, de mémoire lasse, un matin je l’abandonnais dans un cachot de carton, au fond du tiroir d’un vague meuble puni au coin d’une pièce que seuls nos déménagements successifs firent tourner, de temps en temps, en une valse lente et chaotique.../...