Dernier soleil, tiré des "Contes Rapides pour riders pressés", par Bernard Germain

Julien aimait skier, c’est le moins que l’on puisse dire. Il avait passé un bon quart de sa vie sur les planches depuis le jour où son père l’avait pris entre ses jambes pour le guider dans ses premiers virages. Il ne vivait pas la montagne comme une passion. Elle était plus simplement le décor naturel de ses jours, sa respiration, son essence. Né dans la vallée de Chamonix qu’il n’avait pratiquement jamais quittée, il était resté le plus clair de ses jours à proximité de son terrain de jeu favori. Un premier job aux remontées mécaniques des Grands Montets (les « Grands » comme on dit communément là-bas) avait assuré son départ dans la vie professionnelle. Plus tard, il était entré comme agent à la DDE. Ce poste lui avait assuré un ancrage définitif dans sa région et lui laissait souvent le loisir d’aller user ses carres sur les pentes mythiques qui bordent cette vallée.

Chaque matin au réveil, après que le voile brumeux de la nuit ait libéré ses yeux, son premier regard était pour le rai luminescent qui, sous la porte close, semblait marquer la frontière entre le jour et la nuit. A son intensité, à la netteté de la ligne qui rayait le sol, il était capable de se faire une idée à peu près exacte de la qualité du jour qui s’annonçait.
Ce jour là ne manqua pas à son habitude. La trace lumineuse était belle et franche, étonnamment étincelante pour cette heure matinale. Julien sourit, peut-être un peu plus qu’à l’accoutumée. Il se sentait heureux, il baignait dans une sorte de bonheur tranquille, de quiétude familière. C’était un jour de repos, un jour de glisse, un jour d’hiver comme il les aimait, beau et froid. Il se leva lentement et quitta la chambre sans faire de bruit. Le silence qui la nimbait était à peine troublé par le souffle régulier de sa femme endormie. Julien alla droit au salon où les baies vitrées diffusaient largement dans la pièce la clarté létale du petit matin. Le soleil n’était pas encore passé au-dessus des cimes mais un halo puissant dévoilait sa présence.

Julien était imprégné d’une étrange d’impression qui ne l’avait pas quittée depuis son lever mais n’en était guère perturbé. Il se prépara, observant son rituel immuable, succession de tâches chronologiques rythmées par les gestes précis et maintes fois répétés qui font le lit quotidien des habitudes.

Fin prêt, il sortit dans la lumière intense qui régnait au dehors. Le métal de ses skis brillait comme des joyaux sous la lampe du lapidaire. La lumière était si puissante qu’il avait du mal à discerner les façades des chalets qui semblaient fondre dans ce bain incandescent. Il leva les yeux au ciel. Le soleil semblait avoir le double de sa taille habituelle. Il resta un moment figé devant ce décor qu’il ne comprenait pas et dont l’étrangeté lui paraissait surréaliste. Il restait là, debout, à fixer le soleil de ses yeux grands ouverts. Bizarrement, il ne sentait ni gêne ni douleur. Puis, le soleil se mit à grossir à vue d’œil et enfla dans le ciel dont la surface ne cessa de décroître au même rythme, inexorablement avalée par l’astre conquérant. Bientôt, il n’y eut à la place du ciel que cet œil blanc et gigantesque qui sembla un instant stopper sa croissance. Julien, nullement inquiet, souriait toujours à l’extravagante étoile. Il tendit la main vers elle d’un geste amusé, comme s’il allait la toucher. Un moment passa, un moment d’éternité, une seconde, une année ? Qui pourrait dire ? Qui a jamais mesuré l’infini ? Puis d’un coup, le soleil embrasa tout l’espace et fondit sur Julien qui en était le centre.

Julien souriait. Un sourire tranquille courbait légèrement l’arc de ses lèvres. Sa femme l’avait trouvé ainsi à son réveil. Il était mort paisiblement dans son sommeil. Son regard semblait imprimé d’une lueur étrange et fragile. Peut-être était-ce la dernière image de l’ultime rêve qui avait traversé son esprit endormi et dont l’empreinte lumineuse se délitait lentement dans la pénombre ?