Couchant, tiré des "Contes Rapides pour riders pressés", par Bernard Germain

D'abord, le bleu par-dessus le blanc. Image renversée, voûte d'azur liquide sur un îlot de banquise. Bleu profond d'une mer improbable, blancheur spectrale des glaciers errants. Et voilà l'image qui chavire. Et voici ce drôle de monde qui bascule. Et tout rentre dans l'ordre, et le bleu du ciel coiffe à nouveau les blancs et fiers massifs. Puis, lentement, très lentement, comme une rumeur qui enfle, comme une ombre qui s'allonge, comme une onde souple qui courbe les herbes sauvages dans l'air du soir, monte l'ocre pâle. Fille des combes farouches et des forêts interdites, elle se lève et fait croître son ombre jaune aux flancs des à-pic. Elle remonte les torrents et les gravières, elle s'insinue par les couloirs, avale les aplombs, recouvre les pentes, escalade les derniers éperons et s'en vient alanguir sur l'arête ultime.

Jean, accoudé à la rambarde de sa terrasse, était immobile, le regard fixé sur les massifs qui lui faisaient face. C'était pour lui un instant béni qui le plongeait dans un bain euphorisant de plénitude. Il aurait voulu que ça ne s'arrête jamais. Plus que la beauté du spectacle, la douceur de la lumière le transportait. C'était idiot et sans doute un peu puéril, mais, à chaque fois, il avait la même sensation que cette lumière de fin du jour lui donnait un signal de départ. Sans pouvoir expliquer pourquoi, le monde lui semblait alors plus accessible, le champ des possibles redevenait infini. Peut-être était-ce cette couleur que revêtaient les choses dans ces instants crépusculaires et qui le ramenait irrémédiablement à l'enfance. Comme les vieilles photos jaunies, les images de la mémoire que l'on emporte avec soi toute sa vie se nimbent d'un voile ambré, il lui semblait que les images de son passé avaient la couleur de ces moments :

 


Les carreaux de la cuisine où, rentrant de l'école, il faisait ses devoirs, renvoyaient les mille éclats d'une lumière chaude et rassurante ; le jaune criant des œufs mimosa que préparait sa mère pour les grandes occasions, qui paraissaient à ses yeux d'enfant le plus fastueux des plats ; les derniers rayons obliques du soleil qui inondaient la fenêtre de sa chambre les soirs d'été, " l'or du soir qui tombe ", vers éternel du plus célèbre des poèmes d'Hugo que des générations d'écoliers ont un jour appris par cœur ; le blanc sale des grands immeubles de sa cité habillée de la clarté pâle de l'astre finissant dans la fin d'après-midi des dimanches déserts et mornes. Oui, dans ces instants, emporté par l'appel de cette lumière blonde, il aurait pu tout quitter et suivre le soleil dans sa course perpétuelle comme un somnambule extravagant. Mais, il ne l'avait jamais fait. Rêver de partir, c'était déjà partir un peu. Les rêveurs sont des voyageurs de l'esprit et leurs mondes intérieurs pleins de beauté ; il ne faut pas se moquer d'eux.

Jean sentit une présence à ses côtés. Son fils se tenait près de lui, ses petites mains agrippées aux barreaux de la rambarde. Absorbé, étrangement calme et silencieux, il observait fixement la montagne. Jean regardait son petit homme avec tendresse. Le sérieux qu'on peu lire parfois dans le regard des enfants laisse circonspect. Peut-être était-il, lui aussi, en train de s'imprégner de cette lumière du soir qui serait plus tard, beaucoup plus loin dans sa vie, la source de son souvenir.

L'ocre prit des nuances fauves. Le mauve et l'orangé lui succédèrent avec violence, couleur de flamme, il y eut un bref embrasement, puis cette pigmentation s'étiola comme le sang se retire d'un visage pétrifié pour afficher une pâleur létale. Comme sur un feu qui s'éteint, un voile gris s'installa, couleur de cendres froides. La nuit vint.

Et ils étaient, sur ce balcon, dans le silence de la nuit qui montait, deux ombres vivantes animées par la même respiration du regard.